La Chine ou l'innovation ? Lectra a choisi !

Pourquoi fabriquer en Chine pour le marché français quand on peut faire exactement l'inverse ?! À force de paris osés, d'intuitions fulgurantes et d'une foi inaltérable en l'innovation, André et Daniel Harari, président et directeur général de Lectra, ont fait de leur entreprise bordelaise un leader mondial incontesté. Retour sur le parcours et la stratégie de cette ETI remarquable, Trophée INPI en 2008.
Qui est Lectra ?

Le numéro un mondial des solutions technologiques intégrées – des logiciels aux machines de coupe – pour les industries utilisatrices de tissus, cuirs et textiles, à commencer par la mode, l'automobile et l’ameublement.

Dans la mode, Lectra couvre par exemple 80% du marché français, 70% du marché italien et 100% du luxe dans les deux pays. Dans l'automobile, l'entreprise travaille avec tous les plus grands équipementiers et détient 50% du marché mondial (sièges et intérieurs de voiture) ainsi que 70% de celui des airbags.

Le chiffres d'affaires de Lectra se répartit entre 4 activités : équipements CAO / FAO (26%), logiciels (30%), pièces détachées et consommables (24%) et services (20%).

Une histoire mouvementée

Créée en 1973, Lectra est l'une des premières entreprises françaises financées en venture capital. La société de capital risques La Compagnie Financière du Scribe appartient alors à André Harari. Après des années de croissance, la PME devient en 1984 numéro un mondial de la CAO (conception assistée par ordinateur) dans le secteur de l'habillement et fait son entrée en bourse en 1987. Prometteuse, elle déçoit pourtant assez vite le marché et les investisseurs : problèmes sur les machines, retards sur les commandes, clients insatisfaits et gestion hasardeuse... c'est la dégringolade. Au début des années 1990, l'entreprise est au bord du dépôt de bilan et le commissaire aux comptes cherche des repreneurs. Intuition géniale ou pari fou : André Harari et Daniel, son frère, décident la veille de la clôture des candidatures de se porter acquéreurs. A l'issue de 23 jours et 23 nuits de négociation, ils deviennent actionnaires majoritaires de Lectra avec un engagement central : recapitaliser l'entreprise. Mais la situation et les comptes – déguisés – de l'entreprise sont pires que prévus. Ils se retrouvent au cœur d'une situation critique : Lectra perd 1 million de francs par jour alors qu'ils viennent d'en investir 50 – 80 avec les autres actionnaires : « Nous avions 80 jours pour sauver l'entreprise » explique Daniel Harari, directeur général de l'entreprise.

Une R&D à la hauteur des ambitions de l'entreprise

Ils mettront trois ans à redresser la société. Alors que Daniel Harari resserre drastiquement tous les frais, il décide d'épargner la R&D : ce sera son fer de lance et le salut de l'entreprise. En 1993, une fois les comptes redevenus positifs, l'intuitif directeur général pose la stratégie d'entreprise en trois points : 1. S'ouvrir à tous les marchés qui utilisent des tissus et du cuir (comme l'automobile et l'ameublement). 2. Etre présent dans le monde entier. 3. Couvrir tout le processus depuis la création jusqu'à la fabrication. Une stratégie de diversification décriée en interne alors que le pari consiste à jouer la synergie des technologies sur des marchés mondialisés. Non content d’être le numéro un de la CAO pour l’habillement, Lectra devient également le leader de la FAO (fabrication assistée par ordinateur) pour ce même marché. Évidemment, il ne suffit pas le décider, il faut se donner les moyens de réussir. Le DG prend deux décisions fortes : augmenter les prix de ventes et investir massivement dans un plan de R&D. C'est ainsi qu'en 1993, Lectra renouvelle 100% ses machines de coupe et 100% de ses logiciels en 1996. C’est à cette époque que la société développe une politique de dépôt de brevet pour couvrir ses technologies. Elle en dépose alors plusieurs dizaines. Les dix années suivantes seront celles du développement qui permettra à Lectra de s'installer comme la marque leader mondial incontestée. Afin de protéger l’entreprise, Daniel Harari entreprend en parallèle de développer les « revenus récurrents » : services (formation, conseil, maintenance), pièces détachées et consommables. Cela permettra bien à l'ETI bordelaise de résister à la sévère crise de 2009 lorsqu'elle perdra 2/3 de ses commandes. Mais dès le milieu des années 2000, un nouveau défi s'impose : faut-il délocaliser la production ?

La Chine ou l'innovation

La fin des quotas sur les importations de textiles et vêtements en 2005 fait de la Chine l'usine du monde pour la mode et l'automobile. Les concurrents de Lectra suivent la tendance en délocalisant leur production. Malgré  une étude réalisée par Lectra dont le résultat fait apparaître que produire en Chine réduirait de 28% le prix de revient des machines, l’équipe dirigeante décide de rester en France : « Nous ne voulions pas licencier. Nous trouvions dangereux de changer l'ADN de notre entreprise française. Et il y avait des risques de contrefaçon ». Daniel Harari va donc demander à toutes les équipes internes, en impliquant également ses clients, de travailler à une nouvelle génération de machines : plus ergonomiques, plus esthétiques, plus « intelligentes », avec des logiciels embarqués et connectées à Internet. Elles permettent à Lectra d'entrer dès 2007 dans l'ère de l'industrie 4.0. Une haute technologie protégée par une quarantaine de brevets et qu'aucun concurrent n'a réussi à rattraper. C'est aussi ce qui permet à l'entreprise d’être à l'abri de la contrefaçon : ses machines sont trop sophistiquées pour être imitées. Lectra est parfois confrontée à la copie illégale de logiciel, mais elle a une politique très ferme en la matière : attaquer systématiquement les sociétés qui utilisent ces logiciels piratés pour décourager les autres de faire pareil. D'ailleurs, deux personnes sont chargées de surveiller l’utilisation des logiciels pirates et de poursuivre les contrefacteurs.

Quant à son investissement en R&D, qui représente environ 9% de son chiffre d'affaires ces dix dernières années, il est à la hauteur de sa position sur le marché : quatre fois supérieur à celle de son concurrent principal et équivalent à ses dix premiers concurrents réunis. Ainsi, en 2014, Lectra fabrique en France ses machines 15% moins chères que ses concurrents basés en Chine pour une marge trois fois supérieure ! Mieux : la Chine est devenue le premier marché de l'entreprise !

« Si on n'échoue pas, on ne réussit pas. »

Le niveau de marges important de Lectra est également le fruit de la stratégie d'entreprise posée en 2009 sur fond de crise : « Nous avons décidé de repenser notre business model à partir d'une feuille blanche ». Et ce sera celui de la montée en gamme : se concentrer sur 10 à 15% des clients premium et encore plus sur le premier pour-cent. Ce qui permet à Lectra, encore une fois à contre-courant des tendances, d'augmenter ses tarifs : tandis qu'entre 2007 et 2012 ses concurrents baissent leur prix de 33%, Lectra les augmente d'autant ! Il y a deux choses que le DG ne délègue jamais : le plan de R&D et la fixation des prix. Pour lui, la R&D a toujours été une arme pour Lectra. L’innovation passe désormais par la connaissance des process, plus que par la technologie pure : « Nous disposons d’une excellente connaissance des best-practices métiers de nos clients et sommes capables de les accompagner dans la conduite du changement ». Lectra a également su concilier améliorations permanentes et innovations de rupture.

Enfin, quand on lui demande ce qui fait la qualité d'une bonne politique de R&D, Daniel Harari, qui sait de quoi il parle, mêle audace et pragmatisme : « il faut essayer, se lancer. Il m'est arrivé d'investir 10, 20, 30 millions sans être certain qu’il y aurait des résultats. Mais il faut aussi savoir s'arrêter et tuer des projets non viables à temps. Si on n'échoue pas, on ne réussit pas ».

LECTRA EN CHIFFRES
  • CA : 211 M€ en 2014
  • 1 500 salariés répartis dans 32 filiales à travers le monde
  • 9% du CA investi dans la R&D
  • 92% du CA réalisé à l'export, dont 46% en Europe, 24 % sur le continent américain et 23% en Asie- Pacifique.
  • 43 demandes de brevets.
  • 26 marques déposées.