La propriété intellectuelle : outil de développement au sud ?

Une entreprise privée peut être le bras armé de la guerre contre la malnutrition.
Thomas Couaillet / Directeur général adjoint Nutriset.

L'ETI normande Nutriset est le leader mondial des aliments prêts à l'emploi destinés au traitement et à la prévention de la malnutrition aigüe. L'entreprise de plus de 150 salariés, créée en 1986, a ainsi contribué à sauver plus de 25 millions d'enfants dans le monde. Elle affiche un chiffre d'affaires de 110 millions d'euros (2014). Son produit phare, Plumpy'Nut, a révolutionné le traitement de la malnutrition aiguë sévère. Mais il a aussi au départ fait l'objet de critiques pour être protégé par un brevet. Aujourd'hui, la stratégie de propriété intellectuelle de l'entreprise – que nous a détaillée Thomas Couaillet, Directeur général adjoint en charge de ces questions – fait pourtant office de modèle. Trophée INPI en 2012, Nutriset a aussi reçu cette année le « Patents Awards for Humanity » de l'office américain des brevets qui récompense les innovations dont l'impact humanitaire est avéré et a été nominée pour le prix de l’inventeur européen.

Un produit révolutionnaire

Avant Plumpy'Nut, breveté en 1996, la prise en charge des enfants sévèrement malnutris se faisait principalement avec des aliments en poudre qui présentaient plusieurs inconvénients : d'abord, ils nécessitaient d'être dilués dans l'eau. Or, une eau non potable augmente le risque de contamination. Ensuite, ces traitements sur plusieurs semaines devaient être délivrés dans des centres de soins : le nombre d'enfants pouvant en bénéficier était donc limité à la capacité d'accueil. Avec leur pâte à base d'arachide enrichie en vitamines et minéraux conditionnée en sachet apportant chacun 500 kcal, Michel Lescanne (président de Nutriset) et André Briend (chercheur à l'IRD - Institut de recherche pour le développement) révolutionnent le secteur : Plumpy'Nut est un aliment prêt à l'emploi qui ne nécessite aucune préparation, ni cuisson, ni dilution dans l'eau. Il peut être consommé directement à partir du sachet, limitant ainsi le développement de toute bactérie. Parce qu'il peut être utilisé à la maison, sous la supervision de la mère ou d'un autre membre de la famille, Plumpy'Nut permet de traiter la majorité des enfants souffrant de malnutrition aigüe sévère sans hospitalisation. Cela a donc permis d'augmenter considérablement le nombre d'enfants traités. C'est le premier RUTF de l'histoire – Ready-to-use therapeutic food – inventé avant que le terme n'existe ! Depuis, l’entreprise a développé plus d’une dizaine de produits pour répondre aux différentes formes de malnutrition et aux besoins nutritionnels de populations cibles comme les adolescentes, les femmes enceintes et allaitantes.

Thomas Couaillet indique que le brevet porte sur « une matrice et une méthode de préparation d'un certain type d'aliments prêts à l'emploi pour le traitement ou la prévention de la malnutrition ». Autrement dit, il couvre tous les produits des deux gammes développées par Nutriset (Plumpy contre la malnutrition aiguë et Enov contre la malnutrition chronique) mais certains éléments restent secrets : le mix de vitamines/minéraux et les stabilisants qui sont développés par  l'entreprise rouennaise. Co-détenu par Nutriset et l'IRD, le brevet a été déposé en France et en Europe puis étendu en Afrique où le produit est utilisé ainsi qu'en Amérique du Nord. La politique de Nutriset consistant à se protéger de la concurrence des producteurs au Nord et de valoriser le brevet au Sud pour permettre un développement local.

 

Un système de franchise gagnant-gagnant

Lorsqu'on demande à son Directeur général adjoint comment l'entreprise justifie le recours au brevet alors que ce choix était au départ mal vu dans le milieu, la réponse est vive : « L'utilisation du brevet a toujours été tournée vers l'objectif d'accroître la disponibilité des produits via des systèmes de production locale, au plus près des populations souffrant de malnutrition. Le brevet est un outil pour protéger nos partenaires locaux d'une concurrence « inégale » d'industries basées dans les pays développés. Le raisonnement est pragmatique : les pays du Sud ont rarement la possibilité de mener des recherches sur ces thématiques nutritionnelles et ont difficilement accès à l'innovation, contrairement au pays du Nord qui ont les ressources pour mener ces études ». Nutriset est à l'origine des principales avancées dans le domaine et gère actuellement plus de 60 partenariats de recherche. « Nous avons montré qu'une entreprise privée peut être le bras armé de la lutte contre la malnutrition dans le monde » conclut-il. Pas n'importe quelle entreprise pour autant : Nutriset est en effet la première en France à avoir mis en place une nouvelle forme juridique : une société à objet social étendu, dont les valeurs sont écrites dans les statuts et engagent l'entreprise et ses dirigeants.

 

Thomas Couaillet ajoute que la pression exercée à l'époque sur l'entreprise pour qu'elle ouvre ses brevets n'était pas, comme la suite de l'histoire l'a montré, forcément la meilleure réponse pour permettre un plus large accès aux produits. Depuis 2007, Nutriset propose en effet aux producteurs des pays du Sud un accord d'usage. Théoriquement, toute entreprise locale peut donc fabriquer, commercialiser et distribuer des produits couverts par les brevets contre seulement 1% de leurs recettes à reverser à l'IRD. Pourtant, seule une poignée d'entreprises y arrivent vraiment. Car les principes de l'ouverture se heurtent à deux réalités : « D'abord, ces entreprises doivent être économiquement viables. Ensuite, le brevet ne suffit pas, il faut qu'il y ait en face des programmes qui financent l'accès à ces produits distribués gratuitement ».

 

Nutriset a également mis en place un système de franchise dans les pays du Sud dès 2005 qui répond à son objectif de développement local. Le réseau PlumpyField comptabilise aujourd'hui huit franchisés (dont une fondation aux Etats-Unis), ce qui représente 600 emplois directs locaux et au moins autant d'emplois indirects. Les membres du réseau ont eux accès à bien plus que le brevet : la marque, le savoir-faire et un accompagnement technique. La contrepartie financière est une marge calculée sur les ingrédients vendus par Nutriset à ses partenaires franchisés. Aujourd'hui, 30% des produits sont fabriqués dans le réseau, le reste l'est en France. L'objectif à terme est d'augmenter la part des premiers.

Du brevet à la marque

« On se focalise souvent sur le brevet en oubliant la marque qui est pourtant un élément fondamental de notre modèle » ajoute Thomas Couaillet. Déposée à travers le monde, elle représente un investissement conséquent mais essentiel : « contrairement aux brevets, elle est renouvelable indéfiniment et c'est elle qui porte l'ensemble des bénéfices des produits ». D'ailleurs, les entrepreneurs qui souhaitent intégrer PlumpyField ne s'y trompent pas : ils veulent bénéficier de cette reconnaissance mondiale et du gage de  qualité des produits véhiculé par la marque. Aujourd'hui Plumpy'Nut est une marque tellement connue qu'elle pourrait tomber dans le domaine public si les équipes de Nutriset ne menaient pas une veille quotidienne et beaucoup d'actions de formation et de communication.

 

Pour Thomas Couaillet, une politique de propriété intellectuelle réussie s'appuie sur un triptyque gagnant : brevet, marque et savoir-faire. Chez Nutriset, elle doit aussi répondre à une question centrale : « est-ce que notre stratégie restreint l'accès des enfants à nos produits ? ». Tant que la réponse est non, ils continuent sur ce modèle.