La marque dans l'économie numérique : protection et usages

Marie-Emmanuelle Haas, avocate au Barreau de Paris et pionnière du droit des noms de domaine a développé une pratique du droit de la propriété intellectuelle et du droit du numérique reconnue en France et à l'international. Elle intervient notamment en qualité d'expert sur les litiges relatifs aux noms de domaine. Auteure pour l'INPI d'un article détaillé sur la marque dans l'économie numérique, elle nous expose ici le sujet à travers trois questions-clés et un focus sur les protections et distinctions à connaître entre marques et noms de domaine.

> Comment le numérique est-il venu modifier les stratégies de protection des marques ?

Marie-Emmanuelle Haas : L'Internet commercial lancé à la fin des années 1990 a généré de beaucoup d'abus et les défis à relever restent nombreux car c'est un secteur mouvant qui évolue sans cesse : piratage, référencement abusif, mais aussi plus simplement difficulté, lors de la préparation du dépôt de la marque, à trouver les bons libellés pour décrire les biens et services proposés. La classification officielle a du mal parfois à suivre les évolutions des nouvelles technologies ! L'autre aspect marquant est que l'Internet étant sans frontière, les marques sont de plus en plus vite exploitées hors de France, ce qui conduit à protéger sa marque aussi à l'étranger. Malgré tout, même si l'univers numérique la malmène parfois, la marque reste l'outil le plus efficace et le pivot des stratégies de protection.

> Existe-t-il encore beaucoup de cas de piratage de marque sur Internet ?

M-E. Haas : Oui, c'est encore un problème, avec des enregistrements de noms de domaine qui visent à bénéficier de la notoriété de marques déjà connues et protégées. Pourtant, dès 1995, une première procédure de règlement des litiges avait été mise en place, à l'époque par le NSI (Network Solutions Inc). Des principes directeurs régissant une procédure de règlement extra-judiciaire des litiges entre marques et noms de domaines ont ensuite été adoptés en 1999. Dans ce cadre, on peut demander le transfert ou la radiation du nom de domaine litigieux. Pour une indemnisation et une interdiction sous astreinte en revanche, il faut aller en justice. La jurisprudence est d'ailleurs fondamentale sur cette question (voir focus). Malgré tout, le nombre de procédures se compte encore chaque année par milliers et ne diminue pas. En ce qui me concerne, je rends une décision par mois en moyenne sur ces sujets. 

> Vous évoquez les problèmes liés au référencement, quels sont-ils ?

M-E.H. : Avoir un bon référencement dit « naturel » coûte très cher, c'est le résultat de toute une stratégie éditoriale des marques et le fruit de nombreux investissements qui s'inscrivent dans la durée. Il est donc interdit d'utiliser la marque d'un tiers dans son code source pour profiter de ces efforts afin d'améliorer son propre référencement. La Cour d'appel de Paris a jugé que cette pratique relevait de la contrefaçon. En ce qui concerne le référencement payant opéré par Google, qui permet aujourd'hui de voir son annonce apparaître en haut de page comme « annonce », la Cour de justice de l'Union européenne a estimé que le moteur de recherche avait un rôle « purement technique, automatique et passif » et bénéficie à ce titre de l'exemption de responsabilité accordée aux prestataires techniques « intermédiaires » par la directive commerce électronique du 8 juin 2000. En ce qui concerne l'assistance fournie par le moteur de recherche pour rédiger l'annonce et sélectionner les mots clés, la Cour européenne a jugé qu'il appartient au juge national d'identifier s'il a un rôle actif ou passif. Si son rôle est actif, il ne bénéficiera pas de l'exemption de responsabilité réservée aux prestataires « intermédiaires » au sens de la directive de 2000. Dans ce cas, le juge doit examiner s'il a engagé sa responsabilité. S'agissant de l'annonceur qui achète un mot-clé, par exemple la marque d'un concurrent, pour voir son annonce référencée avec un accès vers son site quand un internaute lance une requête sur le mot-clé acheté, la Cour laisse au juge national le soin d'apprécier « si la publicité ne permet pas ou permet seulement difficilement à l’internaute de savoir si les produits ou les services visés par l’annonce proviennent du titulaire de la marque ou d’une entreprise économiquement liée à celui-ci ou, au contraire, d’un tiers ». Depuis cette décision, Google a modifié les règles d’utilisation de son service publicitaire : l’achat d’un mot-clé constituant la marque d’un concurrent est autorisé, dès lors que ce mot-clé n’est pas repris dans le titre ou dans le texte de l’annonce associée. Pour ma part, je suis en désaccord avec cette décision de la Cour de justice de l'Union européenne. Je considère que Google a créé un système à son profit, qui lui permet de limiter les contrôles et de maximiser ses profits, en invoquant l'automatisation pour justifier son rôle passif. Ce système permet ainsi à l'annonceur d'acheter des mots clés qui sont des marques protégées appartenant à des tiers, sans leur autorisation, dans le but de voir son site référencé dans la catégorie « Annonces » positionnée en haut de la page de résultats. L'annonceur voit ainsi son annonce apparaître en première page. En quelques clics et après avoir uniquement acheté le mot-clé au moteur de recherche, il dispose d'une visibilité impossible à obtenir avec un référencement naturel, qui nécessite du temps et de lourds investissements. Il en résulte inévitablement une certaine confusion avec le site officiel de la marque, quel que soit son mode de référencement. 

Focus : marques et noms de domaine, quelles protections ?

« Il y a encore beaucoup de confusion entre les deux régimes de la marque et du nom de domaine », prévient Marie-Emmanuelle Haas. Pourtant, une marque a trois caractéristiques : la distinctivité, d'abord. Une marque baptisée « Chocolat » ne pourra être valable pour la confiserie, mais le sera pour une ligne de vêtements, par exemple. De plus, la marque est spécifique à un type d'activité, car elle est protégée pour un certain type de produits et services. Et enfin, elle est protégée dans le pays de son enregistrement, voire de son usage pour les pays anglo-saxons. Un nom de domaine, à l'inverse, n'a pas besoin d'être distinctif, ni d'identifier une activité ou un pays précis lors de son enregistrement. Il est avant tout un moyen technique d'accéder à certaines ressources (site web, messagerie) et son obtention fonctionne sur le principe du « premier arrivé, premier servi ». À noter, le nom de domaine est considéré comme un actif incorporel valorisé au bilan de l'entreprise.

En revanche, pour qu'un nom de domaine soit protégé, il faut prouver un usage à destination du public d'un pays donné et pour une certaine activité. Cela s'analyse et se prouve à partir du site. On retrouve ainsi des caractéristiques de la marque. « La règle principale à connaître est qu'un nom de domaine est protégé dès lors qu'il est exploité, il faut donc conserver les preuves de cet usage », souligne Marie-Emmanuelle Haas.

Deux illustrations :

  • Première grande jurisprudence, l'affaire Microcaz contre Océanet a été jugée en juin 1999 par le TGI du Mans. Après avoir déposé la marque Oceanet, la société Microcaz s'est aperçue qu'une autre entreprise, filiale de la société SFDI utilisait le nom de domaine « oceanet.net ». Elle l'a donc assignée en justice pour contrefaçon. Problème : SFDI utilisait la dénomination « Océanet » sur l'Internet dès juillet 1996 alors que Microcaz avait déposé la marque en septembre 1996. Les juges ont donc débouté Microcaz et ont estimé que le dépôt de la marque était nul.
     
  • En juillet 2002, un contentieux a opposé Peugeot Motocycles et la société Sherlocom. Peugeot avait déposé la marque Looxor pour son nouveau deux-roues. Cinq jours auparavant, Sherlocom avait enregistré le nom de domaine looxor.com, sans l'exploiter. Après le refus du constructeur de racheter le nom de domaine, la société Sherlocom a décidé de l'exploiter et a ouvert un site, www.looxor.com, sur la thématique des dangers de la pratique des deux-roues. Peugeot a obtenu la condamnation de Sherlocom pour contrefaçon. En effet, le nom de domaine n'avait pas été exploité avant le dépôt de la marque. Par ailleurs, les juges ont estimé que le contenu du site était dénigrant pour Peugeot, qui a donc obtenu des dommages et intérêts et la fermeture du site.